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Le Marteau & la Plume (textes et contextes)

Pour quoi faire ?

 

Tant qu’à faire, « Le Marteau et la Plume Â» sera l’alliance possible de deux arguments antithétiques, car tout doit opposer la force, voire la violence de l’outil de prédilection du forgeron à la délicatesse poétique du plumage de l’oie et par conséquent de la rêverie soyeuse du poète. Et, pourtant, non ! Les jours sombres que nous vivons ont fermé la petite manufacture du forgeron et noirci les ailes blanches de la colombe, de l’oie et de toutes les innocences. — À quel titre ? Pour quoi faire ? — Semer la déshérence, le néant même, pensons-nous. D’où cette rubrique qui, forte de ce mariage improbable entre la flexibilité réelle du marteau tenu par un maréchal-ferrant chevronné et la virulence intransigeante de la plume mise à l’œuvre par un poète engagé, travaillera, retravaillera, polira, corrigera, façonnera même la forme et le fond passés et à venir. Car la forme et le fond à venir seront également décisifs avec des entretiens, des portraits, des articles de fond, des notes de lecture, des réflexions, des témoignages et de la création. Oui, encore une fois, un intérêt particulier sera accordé à la création qui est la seule dynamique digne de ce nom.

 

Aymen Hacen

 

 

Entretien avec Gabriel Matzneff 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« D’abord à Tozeur, puis à Kairouan et enfin à Carthage Â»

 

entretien conduit par Aymen Hacen

 

(janvier 2014)

 

 

Né en 1936, Gabriel Matzneff, est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages entre romans, récits, journaux intimes, poèmes et essais, publiés, pour l’essentiel, à La Table Ronde et chez Gallimard. Son sixième recueil de textes, intitulé Séraphin, c’est la fin ! a été récompensé par le prix Renaudot de l’essai en 2013.

 

 

Rencontre

 

 

— Si vous le permettez, nous voudrions commencer par la préface du présent volume, dans laquelle non seulement vous rappelez d’emblée les cinq précédents recueils parus entre 1986 et 2008, mais encore vous vous adressez en ces termes à votre éditeur : « Je souhaite qu’après ma mort (ou de mon vivant, si les conditions atmosphériques sont favorables) les textes de ces six livres soient classés par ordre chronologique et publiés en un seul gros volume que l’on pourrait baptiser La Caracole, titre d’une plaquette parue à La Table Ronde en 1969, première mouture du futur Sabre de Didi. Ou, si l’éditeur juge ce titre plus heureux, l’un des titres suivants : Le Sabre de Didi, Le Dîner des mousquetaires, C’est la gloire, Pierre-François ! Â» Pourquoi ces vÅ“ux relevant du testament ? Est-ce dû à l’âge ?

 

 

Gabriel Matzneff. Certes, il y a dans ce vœu un je ne sais quoi de testamentaire, mais de telles recommandations à mon éditeur n’ont rien à voir avec l’âge. De très jeunes gens écrivent noir sur blanc leurs dispositions testamentaires et de très vieilles personnes meurent intestats. Evoquer ma mort est pour moi une façon de l’exorciser, d’en éloigner le spectre. Je suis très superstitieux.

 

 

— Il est vrai que le titre de ce recueil vous ressemble, « Lucifer, écrivez-vous toujours dans la préface, [étant] l’ange qui porte la lumière Â», mais pourquoi cette référence à L’Aiglon d’Edmond Rostand, ainsi qu’à tant de figures littéraires, philosophiques et politiques, avouons-le tristement, aujourd’hui passées de mode ?

 

 

G. M. Ce titre, Séraphin, c’est la fin !, me semble excellent car il est à la fois sonore, vif, drôle, mélancolique, plaisant et sérieux. Il correspond exactement à l’atmosphère bigarrée qui règne dans ce livre. Edmond Rostand ? Il a écrit deux pièces que j’adore, L’Aiglon et Cyrano de Bergerac. Je les relis souvent, je vais les voir quand elles sont jouées au théâtre, et j’y prends un plaisir toujours renouvelé. Quant au fait de savoir si les auteurs (écrivains, cinéastes, sculpteurs, peintres, compositeurs) que j’aime sont à la mode ou ne le sont pas, c’est le dernier de mes soucis. Je les aime, je les admire, ils font partie de mon univers sensible, esthétique, cela me suffit.

 

 

— Écrits entre 1964 et 2012, les textes de ce recueil sont composés d’articles de presse, de conférences, de préfaces, d’évocations et d’hommages. Sur quels critères vous êtes-vous basé pour sélectionner vos propres textes ?

 

G. M. Ces textes soit sont entièrement inédits soit ont paru dans des revues ou des gazettes aujourd’hui absolument introuvables. En les recueillant dans un même volume, je leur donne naissance ou je les ressuscite. Ils forment un tout qui est pour mes jeunes lecteurs et lectrices une absolue nouveauté. En outre, ces pages écrites à des périodes diverses sont animées, vivifiées par une passion unique : celle de la résistance à tout ce qui nous empêche de vivre pleinement notre vie, celle de la liberté. 

 

 

— Dans votre chapitre sur Georges Lapassade, qui était enseignant en Tunisie dans les années 60, vous faites une déclaration d’amour à notre pays, qui a été aussi le vôtre à bien des égards. Pourriez-vous nous en parler davantage ? Comment avez-vous vécu les événements survenus au cours de ces trois dernières années ?

 

 

G. M. De 1966 à 1992, j’ai beaucoup vécu en Tunisie ; j’y ai écrit mes trois premiers romans et plusieurs chapitres de La Diététique de lord Byron. C’est vous dire que je me suis plu dans votre pays et qu’il m’a été propice. J’ai connu la Tunisie de Bourguiba, un homme courageux qui a donné l’indépendance à son pays et s’est toujours battu pour que son peuple atteigne à la plus grande liberté possible. L’après-Bourguiba a été souvent décevant, douloureux – du moins en ce qui regarde les libertés publiques. Puis il y  eut successivement les espoirs que fit naître la révolution et la crainte que le peuple ne se fît voler les acquis de ce sursaut libérateur. Aujourd’hui, en ces premières semaines de 2014, il me semble que les Tunisiens et les amis de la Tunisie peuvent être rassurés, rassérénés : votre pays s’engage sur la bonne voie.

 

 

— Ce que vous soutenez à propos de Kadhafi est moins problématique qu’hétérodoxe au point que l’on est partagé entre une lecture au second degré et une vision paradoxale de l’Histoire. Mais, nous voudrions vous citer plus au moins longuement, votre style étant des plus élégants : « Kadhafi est mort, dites-vous le 9 janvier 2012 aux élèves de l’École normale supérieure de Paris, mais le Livre vert existe, les exemplaires n’ont pas tous été détruits, et même s’il n’en reste qu’un, le livre peut être réédité. C’est, soit dit par parenthèse, l’unique supériorité de la littérature sur la peinture et la sculpture : lorsque le tableau brûle dans un incendie, quand des fanatiques afghans détruisent à la dynamite de séculaires bouddhas, c’est pour jamais. Au contraire, un livre, une fois publié, est, sauf cataclysme universel, indestructible. Certains très bons livres disparaissent des rayons des librairies pendant vingt ans, cinquante ans, deux cents ans, et soudain ils réapparaissent, revêtus d’une jeunesse nouvelle, tels que le Saint-Esprit dont le grand Irénée de Lyon, l’apôtre des Gaules, noud dit qu’il est semper juvenescens. Â»

Est-ce au nom de sa laïcité présumée que le Colonel a droit à un tel hommage de votre part ? C’est ce que vous développez également au sujet de Saddam Hussein au nom de la laïcité. N’est-ce pas étonnant pour l’homme et écrivain féru de culture religieuse que vous êtes ?

 

 

G. M. La Libye était assujettie à l’impérialisme italien, à l’impérialisme anglais. Kadhafi a rendu aux Libyens leur patrie, leur dignité, leur indépendance, comme, naguère, Nasser avait rendu les leurs au peuple égyptien. C’est la raison pour laquelle ces deux grands hommes d’État étaient haïs des Américains et de leurs alliés aux yeux desquels les seuls bons Arabes sont les Arabes vassaux et aux ordres. La guerre contre le Libye a été une ignominie française, les guerres contre l’Irak et l’Afghanistan une ignominie américaine. Une ignominie et une catastrophe dont nous n’avons fini, les uns et les autres, de payer le prix. Quant à la laïcité de l’État, elle est un bienfait pour tous les citoyens, croyants et incroyants. Franco disait : « En Espagne, on est catholique ou l’on n’est rien. Â» C’était le langage de la dictature. En démocratie, l’État assure à chaque croyant la liberté de pratiquer sa religion, à chaque agnostique celle de s’avouer  indifférent aux activités religieuses. C’est cela la laïcité. Comprise ainsi, elle est un synonyme de la paix civile.   

 

 

— « Au bord de l’abîme, je me raccroche au point-virgule Â», avez-vous écrit il y a plusieurs années, non sans faire écho à cette superbe formule de Cioran, un écrivain qui fut votre ami et que vous considérez comme votre aîné : Â« Je rêve d’un monde où l’on mourrait pour une virgule. Â»

Écrivez-vous toujours, ou précisément : comment travaillez-vous ? Pourriez-vous nous raconter une journée de votre vie d’écrivain ?

 

 

G. M. Pour écrire, créer, j’ai besoin de solitude, de luminosité, de chaleur. C’est pourquoi, lorsque je sens un nouveau livre – roman ou essai – bouger dans mon cÅ“ur et mes tripes comme un enfant dans le ventre de sa mère, je quitte le gris et froid Paris pour m’installer dans un pays du soleil, soit lointain, par exemple les Philippines, soit proche, tel que la Tunisie, le Maroc, la Corse, l’Italie. Dans les pays chauds, les journées commencent tôt et ces longues matinées sont chez moi extrêmement propices au travail, à la création. Le ore del mattino hanno l’oro in bocca, disent les Italiens. Outre cela, Paris est une ville où les continuelles sollicitudes m’invitent à la paresse, à la dispersion. À Paris, je puis dactylographier un manuscrit, le mettre au point, consulter mon Littré pour des corrections de détail, mais créer véritablement, non, je ne le peux pas. À Paris, je traîne, je flâne, je perds mon temps. Si je n’ai mis que deux mois à écrire mon deuxième roman, Nous n’irons plus au Luxembourg, c’est parce que je l’ai écrit entièrement en Tunisie : d’abord à Tozeur, puis à Kairouan et enfin à Carthage. Dans ces trois villes, j’étais délivré de l’agitation parisienne et, vivant tel un moine, dans la seule compagnie des personnages que j’étais en train de créer, je pouvais me consacrer à l’écriture. Chaque artiste a sa propre organisation, ses propres habitudes. J’ai des confrères qui travaillent très bien à Paris et qui, lorsqu’ils le quittent, c’est pour partir en vacances. Moi, c’est le contraire : c’est quand je suis dans ma bonne ville de Paris que je suis en vacances.

J

Entretien avec Bernard Noël

 

 

 

 

 

 

« L’écriture comme un révélateur

dont j’attends aussi bien la surprise perpétuelle que le SENS Â»

 

 

Incontestablement Bernard Noël est l’un des plus grands écrivains français et mondiaux du XXe siècle. Si exagéré cela puisse-t-il sembler être, cela émane d’une conviction intime, celle de tous ceux qui étudient la littérature, d’une part, et ceux qui leur font confiance, d’autre part. Pour l’introduire à nos lecteurs qui sûrement le connaissent à bien des égards, nous suivrons son éditeur, P.O.L, qui le présente ainsi : « Bernard Noël est né le 19 novembre 1930, à Sainte-Geneviève-sur-Argence, dans l’Aveyron. Les événements qui l’ont marqué sont ceux qui ont marqué sa génération : explosion de la première bombe atomique, découverte des camps d’extermination, guerre du Viêt-nam, découverte des crimes de Staline, guerre de Corée, guerre d’Algérie... Ces événements portaient à croire qu’il n’y aurait plus d’avenir. D’où un long silence, comme authentifié par un seul livre, Extraits du corps, 1958. Pourquoi je n’écris pas ? est la question sans réponse précise qui équilibre cette autre : Pourquoi j’écris ? devenue son contraire depuis 1969. Cet équilibre exige que la vie, à son tour, demeure silencieuse sous l’écriture, autrement dit que la biographie s’arrête aux actes publics que sont les publications. Â»

Or, les éditions P.O.L publient en janvier 2010 le premier tome des Å“uvres de Bernard Noël, sous le titre de Les Plumes d’Éros. Livre d’une vie qui contient cependant des textes « particuliers Â», dans la mesure où cette édition reprend proses et poèmes puisées dans des livres publiés ailleurs, comme si de cette disparité naissait un sens et une valeur uniques, celui d’un auteur authentique qui n’aurait qu’un seul souhait : être lui-même et être authentique par ses écrits qui sont sa vie.

 

Rencontre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A. H. Un autre grand écrivain aurait, peut-être, opté pour la facilité en se référant à des Å“uvres déjà publiées dans des collections dites « classiques Â». Vous en avez plusieurs en « Poésie/ Gallimard Â», en « Points/ Seuil Â», dans « L’Imaginaire/ Gallimard Â» et ailleurs. Pourquoi ce choix de textes ? Et pourquoi maintenant, quelques mois avant vos 80 ans ?

 

 

Bernard Noël. Mon éditeur, P.O.L, m’a proposé de réunir mes « Å“uvres Â» il y a quelques mois. J’ai d’abord été hostile à ce projet parce que je n’aime pas retourner sur mes pas et redoute les vieux papiers. Puis, parce que cette offre était amicale, j’ai pensé que réunir tous mes écrits à caractère amoureux pourrait constituer UN livre et pas seulement un recueil. Ainsi ai-je pu entrelacer récits, poème et essais et traiter les genres comme de simples variations. Quant à mes 80 ans, il s’agit, il me semble, d’une autre affaire…

 

 

A. H. Nulle note ni texte d’escorte (préface, postface) n’accompagnent cette édition du premier tome de vos Å“uvres. Pourquoi cela ?

 

 

B. N. Parce que tout cela aurait dénaturé mon entreprise, qui était de faire apparaître l’unité de tout ce qui est rassemblé dans ce volume. Donc pas besoin d’explications. D’autant que l’explication n’a jamais servi qu’à en finir avec ce qu’on explique…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A. H. Proses et poésies s’alternent. Quand écrivez-vous de la prose et pareil pour la poésie ?

 

 

B. N. Ne prenez pas cela pour une dérobade ni pour une provocation, mais j’écris de la poésie quand je tente d’écrire un poème et de la prose quand j’écris de la prose. Il y a moins de préméditation dans chacun de ces actes qu’un changement de rapport avec la matière verbale. La main, si j’ose dire, touche différemment la même matière.

 

A. H. . Pourquoi ce titre, Les Plumes d’Éros, à la fois beau, étrange et énigmatique ? De quelle nécessité l’érotisme, si cela a un sens pour vous, émane-t-il pour l’auteur de Le Château de Cène qui n’est pas reproduit dans le présent volume ?

 

 

B. N. Ce titre était déjà celui d’un court essai sur la littérature érotique repris ici et augmenté. J’ai hésité entre l’Espace du désir et Les Plumes d’Éros : le premier définissait assez bien le territoire de ce livre ; le second était, en effet, plus énigmatique et, de ce fait, plus ouvert. L’Éros dont il est question est bien sûr le dieu de l’amour, et c’est d’amour qu’il est ici question. Il y a deux manières principales de pratiquer l’amour dit l’un de mes personnages, soit les yeux ouverts, et c’est alors le jeu des positions qui prime, soit les yeux fermés, et c’est alors la recherche de la fusion… Je n’ai pas inclus Le Château de Cène parce que l’érotisme présent dans ce livre est d’un tout autre ordre. Il ne s’agit pas d’amour mais d’exorcisme de la violence par la violence.

 

 

A. H. Qu’est-ce que la liberté pour le grand écrivain que vous êtes ? Le grand écrivain, cela dit en passant, qui a beaucoup voyagé et rencontré des écrivains, des artistes et des hommes de tous bords ?

 

 

B. N. La liberté : qu’est-ce que la liberté ? J’hésite. La liberté la plus précieuse est la liberté de penser et d’exprimer sa pensée sans avoir à la dissimuler, à la voiler, pour la dérober à l’une ou l’autre des formes de censure. Je n’aime pas que vous me traitiez de « grand Â» écrivain. J’ai simplement essayé, avec une certaine obstination, de traiter l’écriture comme un révélateur dont j’attends aussi bien la surprise perpétuelle que le SENS. Le sens qui est toujours un mouvement auquel s’accorde, parfois avec angoisse, parfois avec plaisir, le mouvement de ma vie. Il ne me console pas, ne me sauve de rien mais m’entraîne vers l’interminable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A. H. Quel message auriez-vous à passer à tout jeune écrivain qui cherche sa voix/voie ? Et pensez-vous que la littérature soit le chemin à suivre pour contrecarrer les déficiences, les limites, les récessions imposées par le monde d’aujourd’hui ?

 

 

B. N. Je sais que tout est fait aujourd’hui pour que la culture devienne un produit comme un autre. Une preuve significative en est, en France, la suppression de la Direction du Livre, du Théâtre, des Arts plastiques pour les réunir dans une direction des industries culturelles… Pour être écrivain aujourd’hui, il faut savoir traiter pareille transformation avec une ironie cassante ou bien en tirer l’énergie propre aux désespérés…

 

 

Entretien conduit par Aymen Hacen

Paru dans La Presse de Tunisie, le 3 mars 2010.

C'est à Paris, le samedi 7 février dernier, que j'ai appris par mon amie Safia la disparition de mon aîné et ami le poète Bernard Mazo, décédé le 7 juillet 2012.  Cela fait deux ans et demi, déjà, et personne pour m'en avertir. Je me rends compte que ce site jouera le rôle de memento mori et de pense-bête, afin d'abolir les frontières, toutes les frontières, y compris celles des espaces et des temps. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au Salon du livre deParis, en mars 2009,

en compagnie du peintre Hamid Tibouchi.

 

 

La cendre des jours

de Bernard Mazo,

ou d’une ténuité tenace

 

 

Né à Paris en 1939, Bernard Mazo est essentiellement poète. Auteur de neuf volumes de poésie, il mène depuis la parution, en 1964, chez Rougerie, de Passage du silence, une Å“uvre d’une extrême densité doublée, allons-nous dire, de ténuité. Å’uvre cependant tenace, comme si la frêle parole ne pouvait rien contre le dur désespoir. En témoigne le poème liminaire de son dernier livre, La cendre des jours[1], poème dont le sous-titre, « L’espoir est une veilleuse fragile Â», n’est pas sans appuyer ce qui semble faire la titanesque force et l’humaine sensibilité de Bernard Mazo :

 

 

[…] Dans ces poèmes ce n’est pas moi qui vous interpelle

Dans ces poèmes ce n’est pas ma voix que vous entendez

Mais ce qui me traverse et me maintient :

L’ombre désespérée de la beauté

Cet espoir infini au cœur des hommes

 

Car entre nos mains qui tremblent

Cette petite lueur de l’espoir

Est une veilleuse fragile

Au cœur de la nuit carnassière

 

(Paris, septembre 2003)

 

 

 

Il en va ainsi de toutes les sections de ce recueil dont les titres sont aussi beaux que suggestifs. Les sept brefs fragments de « La mémoire préservée du monde Â», section ouverte par une citation d’Héraclite, cèdent le pas aux douze autres de « La cendre des jours Â», poème éponyme du livre, introduit par cet exergue emprunté à Maurice Blanchot : « La poésie n’est pas donnée au poète comme une vérité et une certitude dont il pourrait se rapprocher ; il ne sait pas s’il est poète, mais il ne sait pas non plus ce qu’est la poésie, ni même si elle est. Â»

En se plaçant ainsi dans le droit fil d’Héraclite et de Blanchot, qui, dans l’extrait cité de L’espace littéraire[2], prolonge une réflexion de Valéry sur la quête du peintre et du poète qui sont, à ses yeux, la peinture pour l’un et la poésie pour l’autre, Bernard Mazo guide son lecteur en lui permettant de remuer « la cendre des jours Â», comme le dit si bien le neuvième morceau de la série :

 

 

« Rivé à la page vierge

j’ai beau faire

 

j’ai beau

avec le poinçon des mots

creuser le silence

 

c’est toujours le même poème imparfait

que j’écris et réécris

 

pour tenter en vain

de capter

l’insaisissable beauté

du monde Â»

 

 

Après quoi survient « Dans le silence habité du poème Â», dont les dix morceaux composés entre 2004 et 2007 développent pour ainsi dire une philosophie de la résistance où la poésie, précisément les mots du poème qui, bien qu’ils désespèrent du fait de leur « silence Â», donnent « Ã  voir Â», comme pour ouvrir le champ de vision à un chant potentiel où le poète parvient à nommer le « cÅ“ur du mystère de l’univers/ terré sous l’écorce des choses Â». Mais ne nous méprenons pas sur l’engagement proclamé par Bernard Mazo car, pour lui, tout semble relever d’une quête poétique et non politique. Certes, « il n’est rien/ qui vaille/ sans une parcelle/ d’espoir Â», mais ce morcellement caractéristique de la poésie de Bernard Mazo ne témoigne qu’en faveur d’une quête, celle que le poète nomme « Beauté Â», « l’énigmatique Beauté aux lèvres scellées Â».

Peut-être cette section, intitulée « Comme une promesse d’éternité Â» et dont sont tirés ces derniers vers, en dit-elle long sur la nature du travail de l’auteur de Sur les sentiers de la poésie[3]. Peut-être la section qui la suit,  Nommer ce qui va s’effacer Â», dit-elle aussi ce qui motive et annule toute création, toute vie même, son impossibilité :

 

 

« Le plus beau poème

c’est celui

que je n’ai pas encore écrit

 

le plus beau poème

c’est celui que peut-être

je n’écrirai jamais Â»

 

 

Cette poésie, si directe puisse-t-elle paraître, cultive, justement, le direct, c’est-à-dire ce qui a une prise immédiate sur la vie. Et Bernard Mazo de faire preuve d’une extrême lucidité lorsqu’il écrit dans la partie suivante de La cendre des jours, « Dans les ruines de la parole Â» :

 

 

« Moi qui croyais pouvoir

emprisonner la vraie vie

dans les mailles du poème

je ne parviens mot après mot

qu’à effleurer comme en rêve

le reflet glacé du monde Â»

 

 

On croirait entendre la voix d’un homme en deuil tant le poète pare sa campagne morte ou mourante d’une très belle majuscule et l’interpelle ainsi :

 

 

« Je te salue

Poésie

mon bel oiseau

frémissant

que la beauté

foudroie Â»

 

Sans doute ces vers, qui, sans exagération aucune, nous glacent le sang, permettent-ils à Bernard Mazo de clore son livre par une très belle série de huit poèmes dotés d’un titre aussi poétique qu’énigmatique, « L’inespérée Â». Ce dernier n’est pas sans nous rappeler la « soupçonnée Â» de René Char et « l’étrangère Â» de Mahmoud Darwich. Ce dernier identifie la bien-aimée à la poésie et inversement. De même, bien que composés entre 1970 et 2006, ces poèmes filent la métaphore de l’oiseau apparue à la fin de la précédente section :

 

 

« Chanter mon bel oiseau blessé

Ta beauté inaltérable

Ou rien Â»

 

Ou encore :

 

« Mon bel oiseau meurtri

Tu es enfin venue

À ma rencontre

À travers le rideau déchiré des années

 

Ma beauté pensive

Je t’ai reconnue entre toutes

Dans l’incandescence de l’été

Où tu m’irrigues sans fin Â»

 

 

À fleur de peau et, peut-on dire, à fleur des yeux, la poésie de Bernard Mazo parvient miraculeusement à recueillir « la cendre des jours Â» dont elle tire le plus beau et le plus pur. À l’instar de cette poésie claire comme de l’eau de roche et pure comme de la cendre, les lavis du peintre algérien Hamid Tibouchi, lui-même poète, accompagnent allègrement et néanmoins gravement la quête exprimée par la poésie de Bernard Mazo, comme si le poète et le peintre ne faisaient plus qu’un, unis, solidaires, fonctionnant en vases communicants qui tirent leur entente et leur facilité de dialogue de cette base commune, la conscience de la ténuité tenace de la poésie.

 

 

 

 

 

[1] Bernard Mazo, La cendre des jours, avec des lavis de Hamid Tibouchi, Montélimar,  Voix d’encre, mars 2009, 102 pages, 18 euros.

 

[2] Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, réédition Folio « Essais Â», 1988, p. 105-106.

 

[3] Bernard Mazo, Sur les sentiers de la poésie, essai, Nice, Mélis éditions, 2008, 22 euros.

 

Aymen Hacen

Article paru dans La Presse de Tunisie du 20 avril 2009.

Entretien avec Roland Jaccard

 

 

 

 

 

 

 

 

« J’essaie d’être toujours au plus prés de moi Â»

 

 

 

Né à Lausanne en 1941, Roland Jaccard a longtemps été chroniqueur au Monde et directeur de collection aux Presses Universitaires de France. Protéiforme, son œuvre est composée d’essais (L’exil intérieur, La tentation nihiliste suivi de Le cimetière de la morale), de journaux intimes (L’âme est un vaste pays, L’ombre d’une frange, Journal d’un homme perdu, Journal d’un oisif), de livres illustrés (Dictionnaire du parfait cynique, Retour à Vienne). Il vient de publier aux éditions Grasset un récit, Ma vie et autres trahisons, ainsi qu’Une Japonaise à Paris, aux éditions L’Éditeur, avec des illustrations de Masako Bando.

 

 

Rencontre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commençons, si vous le voulez bien, par votre dernier livre paru ces jours-ci, Une Japonaise à Paris. De quoi s’agit-il au juste ? Est-ce, comme nous l’avons interprété, un conte pour enfants pour des personnes adultes ?

 

Roland Jaccard. Au départ, c’est une commande d’un éditeur japonais pour un public ciblé : les jeunes Japonaises qui rêvent de Paris et du grand amour. J’ai relevé le défi en songeant au roman d’Erich Segal : Love Story et un peu également à Stefan Zweig. L’avantage de la vieillesse, c’est qu’on n’a plus rien à prouver et rien à perdre. Je me suis donc dit : je me laisse aller à mon penchant romantique... Les violons ont toujours raison.

 

Qu’est-ce qui se cache derrière vos nombreuses collaborations avec des dessinateurs — Roland Topor, Romain Solcombe, etc. — dont le travail est très atypique ? Cherchez-vous une compensation à un talent que vous n’avez pas ?

 

R. J. Au commencement, je voulais faire du cinéma et j’ai d’ailleurs tourné quelques films à Lausanne. J’ai même travaillé à Vienne avec Jean Renoir. Je m’amuse aujourd’hui à faire tous les jours de brèves vidéo, mes « haïkus visuels Â». Tous les dessinateurs avec lesquels j’ai travaillé étaient des amis dont j’appréciais l’œuvre, Topor au premier chef. J’éprouve un vrai plaisir à les retrouver dans mes livres.

 

 

Ma vie et autre trahisons, récit paru en 2013, est également un manuel de philosophie, de littérature et de vie des plus truculents. Les trente-cinq petits textes de ce livre peuvent aussi bien être lus linéairement que d’une façon décousue. Comment écrivez-vous ? Comment organisez-vous vos textes, vos idées et vos livres ?

 

 

R. J. J’écris n’importe comment et n’importe où. Ce qui importe ensuite, c’est le montage et surtout l’esprit critique qui conduit à supprimer une bonne partie du texte. Par ailleurs, j’essaie d’être toujours au plus prés de moi. À quoi bon écrire, si ce n’est pas pour parler de soi ? Certes, le Moi est haïssable, mais surtout celui des autres… Et puis, il vaut mieux être détesté pour ce qu’on est que d’être aimé ou admiré pour ce qu’on n’est pas.

 

 

Vous avez des lectures et des goûts franchement « nihilistes Â». Qu’est-ce à dire ? « Le néant n’est qu’un programme Â», disait Cioran, ce grand ami auquel vous avez consacré un très beau livre publié en 2005 aux Presses Universitaires de France. Qu’en est-il alors ?

 

 

R. J. Nihiliste, c’est vite dit ! Mettons que je pratique une philosophie ou un art du désengagement. Je suis engagé dans le désengagement. Avec quelques maîtres : Schopenhauer, Nietzsche, Cioran, Amiel, Bernhard et Freud.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui à la retraite, éloigné des mondes du journalisme littéraire et celui de l’édition, comment voyez-vous l’évolution de ces deux métiers ? Ce qui se passe vous semble-t-il toujours sain, du moins normal ?

 

 

R. J. Ayant vieilli très vite (le meilleur moyen de rester jeune), j’ai toujours eu l’impression d’être un retraité. Je suis parvenu — et c’est pour moi l’essentiel dans une vie — à préserver la quasi-totalité de mon temps libre. J’ai l’impression que nous sommes passés de l’imaginaire du progrès à l’imaginaire de la catastrophe. Mais de même qu’il n’y a pas eu de progrès, il n’y aura pas non plus de catastrophe. Cela confirme ce que nous savions depuis toujours : l’humanité n’est douée ni pour le meilleur, ni pour le pire.

 

 

Nous ne pouvions pas nous entretenir avec vous sans vous poser une question d’ordre politique. Que pensez-vous de ce qui a eu lieu au cours de ces trois dernières années, sachant que vous avez, dans les années 60-70, beaucoup fréquenté la Tunisie ?

 

 

R. J. Après avoir achevé mes études à Lausanne, mes parents m’ont offert un long séjour en Tunisie, notamment à Hammamet et à Sidi Bou Saïd. J’en garde un souvenir ébloui. La liberté des mÅ“urs, les filles sur la plage, les boîtes de nuit… Bref, la dolce vita. J’ai assisté au fil des ans à la montée en puissance quasi irrésistible — et pas seulement en Tunisie, même en Suisse — d’une religion qui offre le spectacle à mes yeux déplaisant d’un archaïsme dévastateur. Mais, après tout, chaque époque a droit à ses moments de délire meurtrier. Les Allemands en ont joui avec Hitler, les Russes avec Staline, les Chinois avec Mao... Je me garderai bien de les juger. Mais quand le spectacle devient par trop obscène, je préfère quitter la salle. Pour des raisons esthétiques plus qu’éthiques.

 

 

 

Entretien conduit par Aymen Hacen

Entretien paru dans La Presse de Tunisie du 13 mars 2014.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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